Dossier

Mana : quand le chaînon manquant de la série nous est enfin conté

01 février 2020
Par Valérie Précigout (Romendil)

Ce devait être à l’été 1994, l’année de sortie d’un certain Mystic Quest en France sur Super Nintendo, consécutivement à l’épisode GameBoy. Nous étions alors nombreux à nous interroger sur les raisons qui nous permettraient d’opter pour l’une ou l’autre de ces deux versions. Sur le papier, la déclinaison SNES possédait l’avantage technique d’un titre conçu pour une machine plus puissante qu’une simple console portable. Mais l’histoire de la franchise devait s’avérer bien plus complexe qu’une simple comparaison entre deux jeux qui portaient le même nom mais n’avaient pourtant rien à voir. Retour sur la saga, à l’aube de la sortie de Trials of Mana.

Trials of Mana / Square Enix

© Trials of Mana / Square Enix

Soyons précis, la version sortie cette année-là sur Super Nintendo s’intitulait en réalité Mystic Quest Legend. Et il s’agit vraisemblablement de l’un des cas les plus représentatifs de ce que la localisation est capable de pire lorsqu’elle tente de masquer les origines nippones d’une franchise inédite en Europe. Car, en vérité, la saga Seiken Densetsu est née comme un vague spin-off de Final Fantasy orienté action-RPG pour tenter de concurrencer un certain Zelda, appliquant les codes du genre à une série qui ne connaissait alors que les règles du tour par tour. Les liens entre Final Fantasy et celui que notre continent rebaptisera Mystic Quest sont d’ailleurs à ce point ténus que la saga Mana suivra finalement sa propre voie pour incarner – à ses débuts du moins ! – l’une des références en matière d’action-RPG sur consoles.

Mystic Quest Legend / Square Enix

© Mystic Quest Legend / Square Enix

De Final Fantasy à Mystic Quest

Quand Mystic Quest (GB) sort en 1993 sur notre territoire, cela fait déjà deux ans que Seiken Densetsu: Final Fantasy Gaiden (son titre original) est disponible au Japon. Six mois plus tôt, aux États-Unis, ce hors-série s’était vu rebaptisé Final Fantasy Adventure. Mais comme le nom de la célèbre franchise de Square n’évoque alors strictement rien aux joueurs du vieux continent qui n’en verront la couleur qu’à la sortie du septième volet, il n’y a pas nécessité de conserver l’appellation Final Fantasy. Mais alors pourquoi Mystic Quest ? Tout simplement parce que sa localisation française suit de près la parution de Final Fantasy Mystic Quest aux États-Unis, un jeu qui a été conçu sur la 16bits de Nintendo dans l’optique d’initier le marché nord-américain aux jeux de rôle nippons. En somme, un RPG effrontément facile et accessible qui débarque chez nous un peu plus tard sous le nom de Mystic Quest Legend. Dans les pages des magazines de l’époque, la distinction entre le Mystic Quest sur GameBoy et celui que l’on imagine à tort comme un équivalent sur Super Nintendo est rarement limpide… d’où la confusion qui s’installe dans l’esprit d’une bonne partie des joueurs.

Mystic Quest Legend / Square Enix

© Mystic Quest / Square Enix

Avec le temps (et on vous épargne l’imbroglio de titres autour des Final Fantasy Legend US qui correspondent aux SaGa japonais), les choses ne vont que se complexifier davantage et rares seront les joueurs à faire le lien direct entre Mystic Quest (version GB) et Secret of Mana (SNES) qui sont pourtant le premier et le second opus d’une seule et même franchise : Seiken Densetsu. Bien que privés du troisième épisode, les joueurs européens vénèrent déjà celle qu’ils prénomment « la série Mana » et qui restera longtemps un symbole de frustration à cause de ses suites inaccessibles dans l’Hexagone, à l’image de Legend of Mana (PlayStation) ou du premier volet en 3D : Seiken Densetsu 4 / Dawn of Mana sur PS2.

Collection of Mana – Mystic Quest / Square Enix

© Collection of Mana – Mystic Quest / Square Enix

Collection of Mana : les origines de la saga

L’absence d’une version localisée de Seiken Densetsu 3 en Occident a donc longtemps constitué un vrai frein dans le cadre de la propagation du JRPG en France, une injustice compte tenu du succès critique du second volet et de la manière dont il a marqué tous ceux qui se sont jetés dessus à l’époque. Pilier de l’avènement du genre action-RPG en Europe, Secret of Mana jouit encore aujourd’hui d’une réputation d’incontournable. Pourtant, durant de trop nombreuses années, l’import et l’émulation restèrent les seules solutions pour entrevoir le potentiel du troisième volet de la saga paru en 1995 au Japon. Autant dire que la sortie récente du jeu Collection of Mana sur Switch revêt des allures de symbole. Pour la première fois, Seiken Densetsu 3 devient officiellement disponible ailleurs qu’au Japon, ce qui n’a rien d’un hasard. Il s’agit en effet d’anticiper la sortie mondiale du remake calée au 24 avril 2020, l’original étant pour l’occasion entièrement traduit dans notre langue.

Collection of Mana / Square Enix

© Collection of Mana / Square Enix

Incluant les trois premiers volets de la série, la compilation conserve la grande particularité des épisodes Super Nintendo, à savoir leur multijoueur en simultané sur un même écran et sans split screen. La version Switch y ajoute une sauvegarde rapide utilisable à n’importe quel moment, ce qui n’est pas du luxe lorsqu’on connaît la difficulté légendaire des trois titres. On peut désormais jongler entre un mode fenêtré ou une image agrandie qui passe étonnamment bien sur nos écrans actuels compte tenu de la beauté du pixel art déjà remarqué à l’époque. En prime, les pistes composant la bande originale de chaque volet sont accessibles depuis l’interface de sélection des trois Seiken Densetsu.

Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

© Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

Seiken Densetsu 3 : le chaînon manquant

La légende raconte qu’afin d’éviter l’apocalypse, les hérauts de la destruction connus sous le nom de Bénévodons furent scellés dans sept pierres de Mana. Puis la déesse qui les avait vaincus devint un arbre et sombra dans le sommeil en dépit des assauts des forces maléfiques qui convoitaient son pouvoir.

Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

© Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

Dans ses fondamentaux, Seiken Densetsu 3 emprunte tant de choses à son prédécesseur que tout adepte de Secret of Mana se sent bien vite en terrain connu. Ses mélodies sont à nouveau composées par l’indispensable Hiroki Kikuta et le jeu bénéficie de la collaboration de l’illustrateur Nobuteru Yûki (Lodoss, Escaflowne) qui signe le character design des six héros et les dote d’un charisme significatif. Véritable enchantement visuel, le soft ne démérite pas non plus côté durée de vie, dès lors qu’on ne se limite pas à un seul run. Car c’est surtout sur le plan scénaristique que le titre trouve son inspiration et se démarque, la complexité de la mécanique des scénarios imbriqués rejoignant de près celle d’un Romancing SaGa ou d’un Octopath Traveller. À plusieurs endroits bien précis du récit, le déroulement diffère en effet radicalement en fonction du leader choisi au départ parmi les six proposés. En clair, la combinaison des personnages sélectionnés au lancement de la partie entraîne des variantes plus ou moins significatives dans le déroulement de l’histoire.

Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

© Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

Ainsi, seule la trame du protagoniste retenu comme leader se voit mise en lumière dans l’introduction, les deux autres compagnons se ralliant simplement à lui au fil de l’avancée de l’intrigue. Quant aux trois individus laissés pour compte, ils n’interviennent que ponctuellement en tant que PNJ (personnages non-joueurs), ce qui incite le joueur à relancer un second run à leur côté s’il veut balayer l’ensemble des ramifications de l’histoire. Pour schématiser, l’essentiel des variantes narratives se voit réparti entre trois principaux fils rouges selon l’antagoniste correspondant au leader choisi.

Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

© Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

Cette idée d’installer une intrigue capable de s’adapter à la composition de l’équipe est loin d’être la seule particularité de cet opus. Ne serait-ce que par leurs profils résolument distincts, le fait de pouvoir contrôler jusqu’à six héros différents assure un renouvellement appréciable des sensations de jeu en fonction des équipes sélectionnées. Le titre prenant en compte l’alternance diurne/nocturne, le personnage lycanthrope se révèle logiquement bien plus efficace de nuit, et les jours de la semaine ont une influence directe sur le potentiel des sorts. Mais si les magies diffèrent largement d’un héros à l’autre, seuls deux d’entre eux ont accès à des invocations dont la nature dépend de leur alignement.

Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

© Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

Car Seiken Densetsu 3 emprunte aussi au jeu de rôle sur table ses notions d’alignement et de changements de classe, laissant là encore suffisamment de liberté au joueur pour lui donner envie de tester de nouvelles combinaisons d’évolutions à chaque fois qu’il relance une partie. Mais attention : en faisant pencher la balance morale d’un individu à chaque promotion, on se ferme à la partie opposée de son arbre de compétences ! Mieux vaut donc savoir où l’on va, d’autant que le changement de classe ne peut s’opérer qu’aux niveaux 18 et 38 et nécessite des matériaux rares. Le reste se veut nettement plus conventionnel avec une reprise du fameux « ring system » caractéristique de la série. Mais si l’on doit toujours passer par la bague de commandes pour activer les listes d’objets et de magies, le titre abandonne l’accès aux armes multiples et toute la mécanique d’amélioration qui allait avec.

Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

© Collection of Mana – Seiken Densetsu 3 / Square Enix

Trials of Mana, une exception parmi les remakes ?

On aurait pu sauter de joie à l’annonce d’un remake dédié à Seiken Densetsu 3, 25 ans après sa sortie sur Super Famicom, mais la prudence est de mise. Côté pile, on a certes de très bons souvenirs de Sword of Mana sur GBA – le très joli remake de Mystic Quest –, mais côté face, la franchise semble sujette à une véritable malédiction. Rebaptisée Adventures of Mana, la version mobile du premier Seiken Densetsu rendait par exemple méconnaissable l’aura du titre fondateur de la saga ; la faute à une 3D abominable et un gameplay simplifié à l’extrême. En 2018, le remake multi-supports de Secret of Mana commettait lui aussi l’impair de sacrifier la direction artistique originelle sur l’autel de la 3D, faisant perdre instantanément tout le charme du volet le plus populaire de la franchise. Il faut dire que la série n’a jamais su trouver le bon équilibre pour se moderniser, traumatisant les fans dès 2006 avec le peu recommandable Seiken Densetsu 4/Dawn of Mana sur PS2, truffé de problèmes de caméra et autres soucis techniques gâchant totalement l’expérience de jeu.

Trials of Mana / Square Enix

© Trials of Mana / Square Enix

Que peut-on donc raisonnablement espérer de ce Trials of Mana nouvelle génération dont la sortie mondiale est calée au 24 avril 2020 sur PS4, Switch et PC ? Sans trop s’avancer, on devrait pouvoir s’attendre à une refonte respectueuse des fondamentaux de Seiken Densetsu 3, se classant quelque part entre un Tales of et un épisode récent de Ys. La présence logique de doublages anglais/japonais va de pair avec l’ajout d’interludes comprenant des conversations supplémentaires, le tout traduit dans notre langue. Le gros point noir réside dans l’abandon pur et simple du multijoueur local pour une expérience qui devient exclusivement solo. Le remake nous autorise heureusement toujours à opter pour l’un des six personnages iconiques du jeu original, avec un impact direct sur la trame narrative qui tient compte de la nature des membres du trio retenus par le joueur. Si les deux autres compagnons présents sur le terrain sont joués par l’IA de la machine, on nous laisse toujours la possibilité de changer de leader pour les contrôler directement.

Trials of Mana / Square Enix

© Trials of Mana / Square Enix

Le passage à la 3D se révèle aussi propice à un développement inédit de la palette de mouvements des personnages capables désormais d’exécuter différents types de frappes, ainsi que des sauts et des esquives manuelles. Des ajouts qui permettent surtout de contourner la contrainte de la jauge d’action propre à la version Super Famicom. En contrepartie, il faut s’attendre à devoir maîtriser les frappes sautées et les esquives aériennes pour toucher les ennemis volants et éviter certaines attaques adverses. Repensée dans une certaine mesure, l’ergonomie s’appuie sur de nouvelles touches de raccourci, en plus de la traditionnelle bague d’objets et de magies, pour une approche plus intuitive et un rythme moins haché que par le passé. Espérons que l’action reste suffisamment lisible durant les affrontements contre les boss qui ont tendance à dépasser largement des limites de la taille de l’écran !

Trials of Mana / Square Enix

© Trials of Mana / Square Enix

En dépit d’une petite baisse de points de charisme, les protagonistes restent reconnaissables une fois modélisés et la bande originale se voit remastérisée pour l’occasion. La 3D bénéficie surtout aux environnements dont on devine les grandes lignes du level design originel… mais à bien plus grande échelle que sur Super Famicom. La particularité des changements de classes semble même avoir été conservée, preuve que l’on s’oriente vers une refonte sérieuse, consciente de l’héritage sur lequel elle repose. Forcément plus dirigiste, l’aventure donnera peut-être envie aux néophytes de jeter un coup d’œil à l’opus de 1995 qui occupera toujours une place de choix dans l’histoire du jeu vidéo.

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